Le travail doit-il rendre heureux ?
Anne Laure Gannac
Nous y passons nos journées, nous lui consacrons l’essentiel de notre énergie et de nos forces : comment ne pas exiger du travail qu’il nous rende heureux? N’est-ce pas un juste retour à attendre de la part de cette activité à laquelle nous nous sommes formés durant des années et à laquelle nous donnons le meilleur de nous-mêmes ?
Bien-être avant tout
Cette aspiration paraît d’autant plus justifiée dans nos sociétés qui ont mis à l’honneur les notions d’épanouissement personnel, de bien-être et de bonheur. C’est dans ce contexte que se sont développées, en entreprise, toute sortes de services et de techniques de management visant toujours plus le bien vivre des salariés : des GAFAM proposant des espaces de travail ludiques, conviviaux et multi-services, jusqu’aux chartes de bienveillance signées par de multiples entreprises en passant par des structures d’organisations plus plates ou l’engagement de CHO (Chief Happiness Officer).
Stress, burn out et perte de liberté
Cependant, pour beaucoup, le travail reste avant tout une source de pression, d’inquiétude, de fatigue, voire de stress. La « souffrance au travail » est une autre expression qui a envahi nos sociétés, comme celle du « burn out » ou « syndrôme d’épuisement professionnel ». Si le travail peut offrir des satisfactions, il sait aussi imposer des maux jusqu’à conduire parfois à la dépression et au suicide. Evoquant ces sujets de société, qui ne s’est pas déjà entendu rappeler, comme justification ultime, que « travail » vient du latin « tripalium », un instrument de torture à trois branches utilisé par les Romains, et que le travail est, dans la Bible, imposé à l’homme comme punition suite au péché originel? Certes, cette étymologie latine est contestée par nombre de linguistes, et la Bible n’est pas à lire au pied de la lettre. Il n’empêche : le travail demeure avant tout cette activité à la fois nécessaire et contraignante, puisque imposée par nos modèles de sociétés et limitant notre liberté d’action. « Je ne suis pas libre de faire ce que je veux quand je veux : je dois travailler pour gagner ma vie ».
Du devoir au diktat de bonheur
Par ailleurs, en supposant que le travail « doive » nous rendre heureux, jusqu’où sommes-nous prêts à le laisser agir pour accomplir cette tâche? Si nous lui octroyons le devoir de nous donner sourire, cœur léger et pression artérielle basse, dans quelles limites ? Dans quelles conditions? Suivant quelles règles et quels critères? Du devoir au diktat, où est le glissement ?
L’articulation entre travail et bonheur est donc complexe. Certes, le travail peut rendre heureux et nous en faisons tous l’expérience ponctuellement. Mais se demander s’il le « doit » c’est interroger davantage que sa nature plus ou moins « agréable » ou « épanouissante » : c’est mettre à plat nos attentes, nos besoins, nos valeurs qui conditionnent notre rapport au travail… et au bonheur.
Journaliste spécialisée dans les sciences humaines depuis plus de 15 ans, Anne Laure Gannac a reçu une formation en lettres modernes et en philosophie avant de se former à l’Ecole Supérieure de Journalisme de Paris.
Après avoir été rédactrice en chef adjointe du mensuel Psychologies Magazine où elle continue de signer des articles culture et sciences humaines, elle travaille pour la RTS, où elle produit et anime des chroniques, émissions et entretiens autour de la culture et de la philosophie (Philo In Vivo, Philo Texto, 6h9hLes chroniqueurs, Versus Penser…)